Voltaire, L’A, B, C, ou dialogues entre A, B, C, traduit de l’anglais de M. Huet (1768) Neuvième entretien Des esprits serfs Si vous admettez l’esclavage du corps, vous ne permettez pas du moins l’esclavage des esprits? A. Entendons-nous, s’il vous plaît. Je n’admets point l’esclavage du corps parmi les principes de la société. Je dis seulement qu’il vaut mieux, pour un vaincu, être esclave que d’être tué, en cas qu’il aime plus la vie que la liberté. Je dis que le nègre qui se vend est un fou, et que le père nègre qui vend son négrillon est un barbare, mais que je suis un homme fort sensé d’acheter ce nègre et de le faire travailler à ma sucrerie. Mon intérêt est qu’il se porte bien, afin qu’il travaille. Je serai humain envers lui, et je n’exige pas de lui plus de reconnaissance que de mon cheval, à qui je suis obligé de donner de l’avoine si je veux qu’il me serve. Je suis avec mon cheval à peu près comme Dieu avec l’homme. Si Dieu a fait l’homme pour vivre quelques minutes dans l’écurie de la terre, il fallait bien qu’il lui procurât de la nourriture: car il serait absurde qu’il lui eût fait présent de la faim et d’un estomac, et qu’il eût oublié de le nourrir. C. Et si votre esclave vous est inutile? A. Je lui donnerai sa liberté, sans contredit, dût-il s’aller faire moine. B. Mais l’esclavage de l’esprit, comment le trouvez-vous? A. Qu’appelez-vous esclavage de l’esprit? B. J’entends cet usage où l’on est de plier l’esprit de nos enfants, comme les femmes caraïbes pétrissent la tête des leurs; d’apprendre d’abord à leur bouche à balbutier des sottises dont nous nous moquons nous-mêmes; de leur faire croire ces sottises dès qu’ils peuvent commencer à croire; de prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre une nation idiote, pusillanime et barbare; d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d’écrire, de parler, et même de penser, comme Arnolphe veut, dans la comédie, qu’il n’y ait dans sa maison d’écritoire que pour lui, et faire d’Agnès une imbécile, afin de jouir d’elle. A. S’il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon île après y avoir mis le feu. C. Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit, ni dans ses discours, les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté, et de toutes les douceurs de la vie. A. Non, sans doute, et il faut punir le séditieux téméraire; mais, parce que les hommes peuvent abuser de l’écriture, faut-il leur en interdire l’usage? J’aimerais autant qu’on vous rendît muet pour vous empêcher de faire de mauvais arguments. On vole dans les rues, faut-il pour cela défendre d’y marcher? On dit des sottises et des injures, faut-il défendre de parler? Chacun peut écrire chez nous ce qu’il pense, à ses risques et à ses périls; c’est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculement, elle vous siffle; si séditieusement, elle vous punit; si sagement et noblement, elle vous aime et vous récompense. La liberté de parler aux hommes avec la plume est établie en Angleterre comme en Pologne; elle l’est dans les Provinces-Unies; elle l’est enfin dans là Suède, qui nous imite; elle doit l’être dans la Suisse, sans quoi la Suisse n’est pas digne d’être libre. Point de liberté chez les hommes sans celle d’expliquer sa pensée. C. Et si vous étiez né dans Rome moderne? A. J’aurais dressé un autel à Cicéron et à Tacite, gens de Rome l’ancienne; je serais monté sur cet autel, et, le chapeau de Brutus sur la tête et son poignard à la main, j’aurais rappelé le peuple aux droits naturels qu’il a perdus; j’aurais rétabli le tribunat, comme fit Nicolas Rienzi. C. Et vous auriez fini comme lui. A. Peut-être; mais je ne puis vous exprimer l’horreur que m’inspira l’esclavage des Romains dans mon dernier voyage; je frémissais en voyant des récollets au Capitole. Quatre de mes compatriotes ont frété un vaisseau pour aller dessiner les inutiles ruines de Palmyre et de Balbec; j’ai été tenté cent fois d’en armer une douzaine à mes frais pour aller changer en ruines les repaires des inquisiteurs dans les pays où l’homme est asservi par ces monstres. Mon héros est l’amiral Blake. Envoyé par Cromwell pour signer un traité avec Jean de Bragance, roi de Portugal, ce prince s excusa de conclure parce que le grand-inquisiteur ne voulait pas souffrir qu’on traitât avec des hérétiques. «Laissez-moi faire, lui dit Blake, il viendra signer le traité sur mon bord. » Le palais de ce moine était sur le Tage, vis-à-vis notre flotte. L’amiral lui lâche une bordée à boulets rouges; l’inquisiteur vient lui demander pardon, et signe le traité à genoux. L’amiral ne fit en cela que la moitié de ce qu’il devait faire; il aurait dû défendre à tous les inquisiteurs de tyranniser les âmes et de brûler les corps, comme les Persans, et ensuite les Grecs et les Romains, défendirent aux Africains de sacrifier des victimes humaines. B. Vous parlez toujours en véritable Anglais. A. En homme, et comme tous les hommes parleraient s’ils osaient. Voulez-vous que je vous dise quel est le plus grand défaut du genre humain? C. Vous me ferez plaisir; j’aime à connaître mon espèce. A. Ce défaut est d’être sot et poltron. C. Cependant toutes les nations montrent du courage à la guerre. A. Oui, comme les chevaux, qui tremblent au premier son du tambour, et qui avancent fièrement quand ils sont disciplinés par cent coups de tambour et cent coups de fouet. |