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C’est qui Voltaire ?

Homophobe ?

Paradoxalement, Voltaire se trouve parfois qualifié d'homophobe ou d'homophile. La fiche propose une mise au point documentée sur cette question. Derrière le rideau des préjugés de son époque, une pensée voltairienne novatrice se fait jour, en théorie comme en pratique.

Vous pouvez consulter le texte de Roger-Pol Droit ici. L’homophobie de Voltaire n’est pas le seul point sur lequel l’auteur s’est lourdement trompé, voir notamment la fiche Antisémite.« Homophobe » est un sous-titre de « La face cachée de Voltaire » par Roger-Pol Droit, article publié sur le site de l’hebdomadaire Le Point le 2 août 2012. Ce sous-titre introduit une citation non référencée qui est présentée comme étant de Voltaire.

Voici cette citation, telle qu’elle apparaît sur le site :

Pas un seul mot de cette citation est de Voltaire.

Le premier emploi du mot « homosexualité » dans la langue française date de 1891.De prime abord, la première phrase (« L’homosexualité, une infamie. »), représente une pure invention de Roger-Pol Droit. Elle ne figure évidemment pas dans le texte qu’il prétend citer, du fait même de l’emploi anachronique du terme « homosexualité ».

Voltaire confondu avec Condorcet

De surcroît, la totalité de la suite de la citation n’est pas de Voltaire, mais de Condorcet. Trop peu savoir nuit au savoir...

Au bout du compte, cet encadré qui devait révéler la face cachée de l’homophobe Voltaire se retrouve totalement vide. Ce ne sont pas là les mots de Voltaire, ce n’est pas sa pensée dans ses propres mots. Ceux qui voudraient lire l’article de Voltaire visé et dénoncé de biais, avec la note de Condorcet, peuvent suivre ce lien.

L'affaire Desfontaines

Nous suivons ici René Pomeau, Voltaire en son temps, tome 1, D’Arouet à Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 1988, p. 185-187 ; nouvelle édition, Paris, Fayard, 1995, tome 1, p. 143-145.Sur le fond, nous commencerons par rappeler certains faits. Le 18 décembre 1724, l’abbé Desfontaines est arrêté, emprisonné au Châtelet, puis transféré à Bicêtre. Or Bicêtre, c’est la prison des sodomites, comme on disait alors.

L’affaire est grave. Un jeune homme de seize ans accuse l’abbé de l’avoir attiré dans son lit. À l’époque, le risque encouru pour de telles pratiques, c’est tout simplement le bûcher.

Or, qui intervient le plus puissamment en faveur de l’abbé sodomite ? Qui sollicite, prie, proteste, invoque ? C’est Voltaire ! Il réussit à faire libérer l’accusé, qui est simplement exilé à trente lieues de Paris. Mais l’abbé insiste. Voltaire ne pourrait-il pas intervenir pour que même cette légère sanction soit levée ?

Voltaire s’exécute et, essentiellement grâce à lui, l’abbé obtient sa liberté pure et simple le 4 juin 1725. Étrange manière de manifester son « homophobie » ! Tout le monde comprend que, dans cette affaire, Voltaire a pris de grands risques, et subi des conséquences fort inquiétantes pour sa sécurité. De fait, un prêtre obscur, apparemment obsédé par la sodomie, l’accusera d’avoir eu lui-même un commerce coupable avec ces infâmesinfâmes est l’un de ces mots perdus de l’époque.

On sait que Desfontaines se montra ingrat et même un peu pervers à l’égard de son bienfaiteur : il le harcela dans son journal littéraire, il divulgua ses écrits privés, il chercha à détacher de lui l’un de ses amis, et finit par lâcher contre lui un pamphlet vil et violent.

Pourtant si naturel...

Quoi qu’il en soit, Voltaire s’est montré dans la pratique comme le défenseur résolu d’un sodomite. Oui, mais en théorie ? Il nous semble que la question, par laquelle commence le second alinéa de l’article « Amour socratique » des Questions sur l’Encyclopédie, mérite qu’on s’y arrête.

« Comment s’est-il pu faire qu’un vice, destructeur du genre humain s’il était général, qu’un attentat infâme contre la nature soit pourtant si naturel ? » demande VoltaireDictionnaire philosophique, éd. Gerhardt Stenger, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 94.. En paraissant partager par principe les préjugés de son temps, Voltaire n’introduit-il pas en contrebande une interrogation qui en sape le bien-fondé ? S’il est si « naturel », et quasiment dans la norme, l’amour socratique peut-il encore être considéré comme un « vice » attentatoire à la nature dont il est sorti ?

Car si ce « vice » paraît être « le dernier degré de la corruption réfléchie », il est cependant « le partage ordinaire de ceux qui n’ont pas eu encore le temps d’être corrompus ». Aux sodomites l’innocence de ces « cœurs tout neufs, qui n’ont connu encore ni l’ambition, ni la fraude, ni la soif de richesses » ! Est-ce là le portrait brossé par un « homophobe » ?

La réaction des contemporains

Au contraire, dès le XVIIIe siècle, des voix se sont élevées pour dénoncer l’effroyable danger auquel l’interrogation voltairienne exposerait la société et l’humanité tout entière. En 1765, Jean-Alphonse Rosset publie à Lausanne des Remarques sur un livre intitulé Dictionnaire philosophique portatif. Un membre de « l’illustre société d’Angleterre pour l’avancement et la propagation de la doctrine chrétienne » y parle de l’article « Amour socratique » dans les termes suivants :

« Cet article est infâme, destructif des bonnes moeurs et de toute pudeur ; on veut faire passer pour simple méprise de la nature, pour faiblesse, pour pure fadaise, des crimes dont la seule idée fait horreur ; et l'on a l'audace de représenter comme très naturels des attentats qui outragent la nature, et qui tendent non seulement à flétrir, mais à anéantir le genre humain. Est-ce dans le sein de la lumière et de la pureté évangélique qu'on devrait voir éclore de telles horreurs ? »

Au moins, les propagateurs de la doctrine chrétienne savent-ils lire...

Voltaire précurseur de la dépénalisation

À son audacieux questionnement initial, Voltaire donne sans doute des réponses convenues qui nous paraissent singulièrement inadaptées, à nous les grands esprits éclairés du XXIe siècle, comme chacun sait. Pour Voltaire, « l’instinct mal démêlé » d’une jeunesse « aveugle » se précipite dans un « désordre » par lequel la nature se méprend. Qui ressemble davantage à une belle fille qu’un jeune garçon dans toute sa fraîcheur ?

Faut-il reprocher à Voltaire de n’avoir pas pu surmonter les préjugés de son époque ? De n’avoir pas su sauter par-dessus les limites de son siècle ? Reconnaissons toutefois qu’il les a largement dépassés sur bien des points.

Car l’article « Amour socratique » se termine par une phrase qui anticipe largement des évolutions qui ne se concrétiseront que beaucoup plus tard. « Enfin je ne crois pas qu’il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois contre les mœurs »Dictionnaire philosophique, éd. Gerhardt Stenger, p. 96.. En termes modernes, Voltaire plaide pour une dépénalisation de l’homosexualité à une époque où la sodomie, rappelons-le, valait le bûcher...

Et dans notre pays si progressiste et éclairé, comme personne ne l’ignore, il a fallu attendre le vote des députés, le 27 juillet 1982, sur proposition de Robert Badinter, pour que l’homosexualité disparaisse du code pénal. Soit 218 ans après qu’eut été publiée la première version de l’article écrit par l’« homophobe » Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique portatif...

Relevons enfin l’examen par Marc Hersant des Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Ceux-ci jettent un éclairage significatif sur les rapports entretenus par le Patriarche et Frédéric, roi de Prusse. Le texte voltairien Marc Hersant, « Sodome à Potsdam », Revue Voltaire 14, p. 105.« montre surtout que Voltaire a compris la profondeur et la violence étonnante de son sentiment » pour le monarque, « comme quelque chose qui n’est certes pas assimilable au désir sexuel, mais n’en participe pas moins d’une fascination et d’un désir vertigineux pour le pouvoir qui ne sont pas totalement sans rapport avec lui ». Le récit des Mémoires ouvre ainsi des perspectives fort intéressantes. Marc Hersant, « Sodome à Potsdam », p. 114-115« Il suggère en effet que la frontière entre le lien social et le lien amoureux n’est pas claire, qu’il y a du social dans la sexualité et du désir dans les rapports hiérarchiques, que les sentiments sociaux suscitent autant de plaisir et de souffrance que les relations sexuelles ».

Ainsi chez le penseur censément entravé par des préjugés archaïques, on peut trouver des propos qui nous portent jusqu’aux frontières de la modernité la plus avancée. D’où l’intérêt de ne pas se cantonner à l’examen de citations isolées (surtout si elles sont fausses !), mais de prendre en considération l’ensemble d’un parcours, placé sous le signe d’un horizon sans cesse élargi.

Pour poursuivre vos recherches

Godbout, Louis, « Beaux enfants de Sodome ». Images homosexuelles du XVIIIe siècle, www.agq.qc.ca/telechargements/ConferencesLouisGodbout/nac-bes/sodome.html

Bentham, Jeremy (1748-1832), Défense de la liberté sexuelle : écrits sur l’homosexualité, trad. de l’anglais par Evelyne Meziani-Laval, Paris, Mille et une nuits, 2004.

Bougres et tribades, l’homosexualité au XVIIIe siècle, choix de textes par Oatrick Cardon, Magny Ly et Nicole Masson, Paris, Chêne, 2012.

Courouve, Claude A., Bibliographie de l’homosexualité masculine, Paris, Payot, 1985.

Hersant, Marc, « Sodome à Potsdam : les passions entre hommes dans les Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire », Revue Voltaire 14, 2014, p. 101-115.

Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, Quarto, 1995 : articles « Desfontaines », « Frédéric », « Homosexualité », « Idée de la personne, de la manière de vivre et de la cour du roi de Prusse », « Potsdamiste / Potsdamite », « Villette ».

Godard, Didier, L’Amour philosophique : l’homosexualité masculine au siècle des Lumières, Saint-Martin-de-Londres, H&O, 2005.

Voltaire, L’Amour nommé socratique, texte présenté et annoté par Claude A. Courouve, nouv. éd., La Ciotat, C. Courouve, 2002.