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C’est qui Voltaire ? Antisémite ? La question juive, toujours sensible aujourd’hui, donne libre cours à des affirmations mal documentées. Voltaire, comme jadis, se voit affublé d’une étiquette infamante qui mérite d’être reconsidérée, au regard de textes qui se relèvent tronqués ou qui lui sont indûment attribués d’une part et, d’autre part, en tenant compte des prises de position de Voltaire en faveur des juifs, ses contemporains. Vous pouvez consulter le texte de Roger-Pol Droit ici.On peut trouver avec la contribution de Roger-Pol Droit sur le site de l’hebdomadaire Le Point (« La face cachée de Voltaire », 2 août 2012) un condensé de l’ensemble des reproches adressés à Voltaire sur ce thème : De l’anachronisme à l’erreur Il est indéniable qu’on peut parler chez Voltaire d’un antijudaïsme. Il s’en prend avec véhémence à l’Ancien Testament et aux anciens Hébreux. Car la religion juive présente à ses yeux la tare originelle de constituer la matrice du christianisme, sa cible privilégiée. Pour Voltaire, les moeurs des anciens Hébreux représentent un exemple particulièrement significatif de la superstition et de la barbarie qui caractérisent par ailleurs les origines de tous les peuples connus. De plus, les pratiques abominables qu’il relève inlassablement dans l’Ancien Testament ont contaminé à ses yeux celles des chrétiens eux-mêmes. D’où un double mouvement chez Voltaire. D’un côté, il s’en prend au judaïsme dans le but de ruiner le fondement même du christianisme qu’il abhorre. De l’autre, il recommande aux chrétiens la tolérance à l’égard des juifs, puisque les premiers sont en réalité les héritiers des seconds. D’après le Trésor de la langue française (Paris, CNRS, tome 3, 1974, p. 176), le vocable « antisémite » apparaît en 1890 dans le Journal des frères Goncourt. Effectivement, à la date du 21 juillet, on lit qu’Édouard Drumont annonce à Edmond « qu’il travaille à un livre devant avoir pour titre Le Testament d’un antisémite » (E. et J. Goncourt, Journal, Paris, Robert Laffont, Bouquins, tome 3, 2004, p. 451). Le livre de Drumont paraîtra en 1891.Mais parler d’un antisémitisme voltairien, ou même d’une quelconque « judéophobie », constitue autant un anachronisme qu’une erreur de jugement. À aucun moment, Voltaire n’identifie les juifs à une quelconque « race » qui comporterait, biologiquement ou culturellement, des traits propres à les identifier exclusivement ou à les stigmatiser. Bien plus, il s’est employé à défendre contre les persécutions les juifs de son époque. Dans la même phrase, Roger-Pol Droit affirme que l’antisémitisme de Voltaire ne fait aucun doute, tout en dénonçant « le piège de l’anachronisme ». Comprenne qui pourra... Référence problématique Il faut relever une erreur dans la référence de la phrase qu’il cite, à savoir : « c’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre ». Le texte où figure cette phrase n’apparaît dans aucune édition du Dictionnaire philosophique publiée du vivant de Voltaire. Voir l’article « Decroix » par André Magnan, dans l’Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, Quarto, 1995, p. 357-358.Publié pour la première fois en 1821, dans l’édition Beuchot des œuvres complètes de Voltaire, ce court texte y constitue une « section première » arbitrairement inséré sous la rubrique « Tolérance ». Beuchot affirme : « J’ai, le premier, publié, en 1821, ce qui forme cette section, d’après une copie que je tenais de feu M. Decroix, l’un des éditeurs de Kehl ». Jacques-Joseph-Marie Decroix est l’un des trois artisans de la fameuse édition de Kehl des Œuvres complètes de Voltaire (avec Beaumarchais et Condorcet). Il a vécu assez longtemps pour remettre à l’éditeur Beuchot des inédits voltairiens dont ce texte fournit un exemple. Le manuscrit de ce texte n’a pas été retrouvé, ce qui est curieux vu que les archives Beuchot sont conservées intégralement à la Bibliothèque nationale de France. Il peut être issu de la plume de Voltaire, tout en n’ayant jamais été publié par lui de son vivant, mais son statut particulier incite à une certaine prudence quant à l’utilisation qui peut en être faite. Sur le fond, les voltairiens sont, à divers niveaux, d’accord pour dire qu’un certain nombre de propos voltairiens sur les juifs de l’Ancien Testament sont marqués par des inventions et des approximations, s’accompagnant d’excès et de débordements de langage. Surtout si on chausse, pour lire ces textes, les lunettes à double foyer des XIXe et XXe siècles, qui voient l’apparition de l’antisémitisme et les abominations qui s’en sont ensuivies. Au XVIIIe siècle Mais qu’en est-il au XVIIIe siècle ? Le fil directeur pourrait être constitué par un opuscule publié en 1789, l’Apologie des juifs en réponse de la question : est-il des moyens de rendre les juifs plus heureux et plus utiles en France ? Son auteur, Zalkind Hourwitz est présenté sur la page de titre de l’édition originale comme « juif polonais ». De fait, modeste colporteur d’habits à l’origine, il jouera un certain rôle dans la Révolution française, en étant notamment proche des Girondins à un moment donné. Dans sa brochure de 1789, il indique bien que Rousseau et Voltaire se sont « grossièrement trompés » sur le sens des lois de Moïse, en calomniant « une malheureuse nation, l’un par esprit de paradoxe, et l’autre par ressentiment particulier ». Mais il ajoute tout de suite dans une note : « Il se peut bien que Voltaire en ait moins voulu aux juifs modernes qu’aux anciens, c’est-à-dire au tronc du christianisme contre lequel il vise sans cesse. Quoi qu’il eût fait, les juifs lui pardonnent tout le mal qu’il a dit d’eux, en faveur du bien qu’il leur a fait quoique sans le vouloir, peut-être même sans le savoir ; car s’ils jouissent depuis quelques années d’un peu de repos, ils en sont redevables au progrès des Lumières, auquel Voltaire a sûrement plus contribué qu’aucun autre écrivain, par ses nombreux ouvrages contre le fanatisme ». Voltaire, Œuvres complètes, tome 36, p. 556-557 ; l'édition Moland en ligne sur Gallica.L’article « Tolérance » du Dictionnaire philosophique, contrairement à d’autres textes, fait preuve d’une présentation assez équilibrée. Certes « le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare » (on relèvera à cet égard l’emploi de l’imparfait). Et pourtant, chez ce « peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l’antiquité », on trouve des exemples de tolérance. Nous aurions bien fait de l’imiter « dans son indulgence » au lieu de copier « ses fureurs absurdes ». Voltaire, Un chrétien contre six juifs, Œuvres complètes, tome 79B, p. 246-247 ; l'édition Moland en ligne sur Gallica. Voir également l’article « Juifs » de Roland Desné, dans Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard (Quarto), 1995, p. 763.Voltaire s’emploie même à contredire un certain nombre de clichés qui ont la vie dure. Au moment de son arrivée à Londres en 1726, Voltaire avait vu disparaître les fonds qu’il avait confiés au banquier Mendès da Costa, devenu un banqueroutier en fuite. Cinquante ans après, comment Voltaire évoque-t-il cet épisode ? « J’ai essuyé des banqueroutes plus considérables de bons chrétiens sans crier. Je ne suis fâché contre aucun juif portugais, je les estime tous. » Propos d’antisémite ? Bertram E. Schwarzbach, « Quand Voltaire étalait ses connaissances rabbiniques », Cahiers Voltaire 13, 2014, p. 149.Citons sur ce plan un des meilleurs spécialistes de la question « Voltaire et les juifs » dans un récent article des Cahiers Voltaire : « L’opinion de Voltaire sur l’activité économique des juifs ne fut jamais si négative que celle des vrais adversaires politiques et religieux des juifs qui répétaient sans cesse que ceux-ci ‘ruinaient’ les paysans et artisans par leur usure ». Plus largement : « Voltaire refusa de croire ou du moins de publier certaines accusations contre les juifs, sans avoir aucune sympathie particulière pour eux. Donc, et il faut toujours en revenir là, ni le vocable d’antisémite, ni celui de philosémite ne lui convient. » « Cessez donc de persécuter une nation entière » Mais on doit tout de même relever le très vigoureux plaidoyer voltairien en faveur des juifs de son époque, dans l’opuscule intitulé Sermon du rabbin Akib. Endossant la personnalité d’un dignitaire religieux juif, Voltaire démonte au passage ce qui constitue l’une des racines de l’antisémitisme d’origine chrétienne, à savoir que les juifs seraient responsables de la mort du Christ. Voltaire, Sermon du rabbin Akib, Œuvres complètes, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, tome 52, p. 526 ; l'édition Moland en ligne sur Gallica« Ignorants que vous êtes ! pouviez-vous ne pas voir qu’il ne fut condamné que par les Romains ? [...] Cessez donc de persécuter une nation entière pour un événement dont elle ne peut être responsable. » Voltaire antisémite, vraiment ? Bien plus, croyant que des juifs ont été victimes d’un autodafé à Lisbonne, Voltaire s’emploie à condamner ce crime annoncé, dans un vigoureux appel à la justice et à la tolérance. Établissant une distinction claire entre les anciens Hébreux et les juifs contemporains, il précise : Voltaire, Sermon du rabbin Akib, tome 52, p. 529 ; l'édition Moland en ligne sur Gallica« Nous avons été un peuple barbare, superstitieux, ignorant, absurde, je l’avoue ; mais serait-il juste d’aller aujourd’hui brûler le pape et tous les monsignori de Rome, parce que les premiers Romains enlevèrent les Sabines et dépouillèrent des Samnites ? » Selon les informations reçues par Voltaire, quel était donc le crime de ces juifs qui auraient été brûlés ? Voltaire, Sermon du rabbin Akib, tome 52, p. 522 ; l'édition Moland en ligne sur Gallica.« Point d’autre que celui d’être nés. » Dans cette formule ramassée et saisissante, on voit dénoncé à l’avance l’infâme prétexte qui conduira aux abominations de siècles ultérieurs. Défigurer la pensée voltairienne Pourtant, en 1942, un obscur professeur, laborieusement hissé à la Sorbonne en fonction des circonstances du temps, a produit un Voltaire antijuif. Cet Henri Labroue, pour citer son nom, s’efforçait d’enrôler notre auteur dans la campagne antisémite de Vichy. Son livre est un invraisemblable bric-à-brac, bourré d’à-peu près, d’inventions et de falsifications. Globalement, Henri Labroue assimile l’anticléricalisme de Voltaire à son antijudaïsme pour en faire finalement un chrétien antisémite. Qui aurait pu se retrouver dans ce magma ? Même pas la presse collaborationniste la plus extrémiste, qui se contentera de vagues et rares échos... Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1962, tome 3, p. 103 et suiv.Quand on pense que Léon Poliakov, dans son Histoire de l’antisémitisme moderne, commence son chapitre sur Voltaire en s’appuyant sur le livre de Labroue, on mesure le sérieux et la rigueur de l’entreprise ! L’Université libre, 11 juin 1942. On trouvera un remarquable exposé de toute cette affaire chez Pascale Pellerin, Les Philosophes des Lumières dans la France des années noires, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 160 et suiv.Plus gravement, et pour faire un peu honte à Roger-Pol Droit, signalons que dès 1942, des résistants n’hésiteront pas, pour défendre la mémoire de Voltaire, à mettre leur sécurité et leur vie en jeu pour publier des ripostes à Henri Labroue, ce « petit fripon nazi » qui a tenté de « défigurer » la pensée voltairienne. Le prix du sang au service de la vérité.
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