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C’est qui Voltaire ?

Négrier ?

Parmi quelques idées convenues sur une époque pourtant de plus en plus étudiée et de mieux en mieux connue, celle-ci que Voltaire avait des intérêts financiers dans la traite négrière. Une mise au point s’impose, non pour disculper ou condamner Voltaire, mais au contraire pour situer la réflexion et le débat sur un autre terrain que celui d’un tribunal, fût-il de papier. Voltaire, homme de lettres, est aussi un homme d’argent qui aimait à se définir comme un « commerçant philosophe[1]1. À André Morellet, 14 juillet 1759, D15747. », et le commerce colonial a constitué une partie importante de ses revenus (voir « Affairiste ? »).

Olivier Barlet, rédacteur en chef de la revue Africultures, dans un éditorial intitulé « La traite négrière : mythes et idées reçues », n’hésite pas à franchir le pas en affirmant que « bon bourgeois prévoyant, [Voltaire] possédera des actions à Nantes chez Montaudoin, le grand armateur négrier de l’époque...[2]2. Africultures 6, 1998, p. 5. ».

Rumeur ancienne colportée au XIXe siècle par Charles Levavasseur selon lequel Voltaire « avait pris une action de cinq mille livres sur un bâtiment négrier armé à Nantes, par M. Michaud », avec à l’appui une lettre forgée imputée au célèbre philosophe : « Je me félicite avec vous du succès du navire le Congo, qui est arrivé fort à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tous ces malheureux noirs. Je sais, d’ailleurs, que les nègres embarqués sur vos bâtiments sont traités avec autant de douceur que d’humanité, et, dans cette circonstance, j’ai à me réjouir d’avoir fait une bonne affaire, en même temps qu’une bonne action. »[3]3. Charles Levavasseur, Esclavage de la race noire aux colonies françaises, Paris, César Bajat, 1840, p.75-76 et D.app.269.

Cette fiche a été conçue à partir de l’article de Jean-François Lopez, « Les investissements de Voltaire dans le commerce colonial et la traite négrière : clarifications et malentendus », extrait du débat « Voltaire homme d’argent ? », Cahiers Voltaire 7, 2008, p. 124-139.

Genèse d’un faux : « pièces à charge » d’aujourd’hui à hier

Nantes

Un détour touristique dans la ville de Nantes, capitale française de la traite négrière au XVIIIe siècle, à travers ce qu’en dit l’édition la plus récente du Guide vert de Bretagne, apporte un premier éclairage. On y apprend en effet, dans un paragraphe sur la traite nantaise, conçu comme le plus bref possible afin de pas embarrasser inutilement le touriste, que « [...] Voltaire, dont on connaît le sens aigu des affaires, a une part de 5000 livres dans un négrier nantais[4]4. Le Guide vert : Bretagne, Paris, Michelin, Éditions des voyages, 2008, p. 368. ». Même si cette information ne nous renseigne pas sur le nom du navire « négrier », ni sur celui de son armateur, ni sur l’époque à laquelle s’est effectuée la transaction, un enthousiasme un peu hâtif peut nous faire croire qu’il s’agit là d’un véritable scoop. On recherchera alors des références historiques en consultant l’étique bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage, en vain, et l’on dépensera sans doute beaucoup d’énergie avant de comprendre que cette soi-disant information est ressassée depuis des dizaines d’années dans les éditions successives et « mises à jour » du Guide vert, peut-être même depuis sa création dans les années d’après-guerre[5]5. Nous voulons parler ici de la Deuxième Guerre mondiale. Nous avons pu vérifier que cette information existe au moins depuis l’édition de 1960. Nous sommes donc ici en présence d’une information totalement coupée de ses sources, dont il est aussi difficile de prouver la véracité que la fausseté. Lorsqu’on connaît le pouvoir de diffusion d’un tel guide touristique, édité chaque année à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et dans plusieurs langues, on comprend mieux comment une rumeur ou croyance sans fondement peut se transformer, au fil des ans, en une vérité établie, un fait incontestable, une certitude.

De Raynal à Voltaire

Remarquons ensuite que l’accusation est très ancienne, puisqu’on la voit surgir dès la fin du XVIIIe siècle, dans ce qui semble être une réaction au « parti philosophique » des Lumières et au mouvement encyclopédiste. Plus que Voltaire, c’est alors la figure de Raynal, auteur de l’Histoire des deux Indes, qui semble focaliser tous les soupçons : son humanisme, de façade, masquerait un mercantilisme dénué de tout scrupule. Si les relations d’amitié de Raynal avec des armateurs « négriers[6]6. Parmi les plus célèbres, citons Stanislas Foäche et Pierre-Jacques Meslé de Grandclos. Voir Gilles Bancarel, Raynal ou le devoir de vérité, Paris, Champion, 2004, p. 347. » ont été une source inestimable d’information pour la rédaction de l’Histoire des deux Indes, ils ont certainement joué en sa défaveur en facilitant la construction de l’amalgame. Il faut cependant attendre le milieu du XIXe siècle pour voir la figure de Voltaire remplacer définitivement celle de Raynal dans l’accusation de participation financière à la traite négrière, au sein d’un contexte intellectuel et politique tout autre, celui de la deuxième abolition de l’esclavage.

Une lettre apocryphe

C’est la création et la diffusion d’une fausse lettre attribuée à Voltaire qui va jouer le rôle décisif de catalyseur dans cette substitution des rôles. On la voit apparaître pour la première fois dans l’ouvrage de Charles Levavasseur intitulé Esclavage de la race noire aux colonies françaises, publié en 1840, qui se présente comme une défense argumentée de l’esclavage et une réfutation de ceux qui ont alors pour projet de l’abolir. Son auteur, armateur, député de 1840 à 1848, fervent opposant à l’abolition, y défend la cause des colonies et des planteurs à l’aide d’un impressionnant déploiement de considérations d’ordre moral, social, économique, géopolitique et anthropologique. Cherchant à montrer l’existence d’un double langage chez les défenseurs de la « race nègre » que sont les abolitionnistes, il en vient à rappeler que Voltaire tenait lui aussi un discours contraire à ses actes. Après avoir cité le passage du nègre de Surinam, il affirme que Voltaire « avait pris une action de cinq mille livres sur un bâtiment négrier armé à Nantes, par M. Michaud », avec à l’appui cette lettre imputée à Voltaire, preuve irréfutable, à l’en croire, puisqu’écrite de sa main même : « Je me félicite avec vous du succès du navire le Congo, qui est arrivé fort à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tous ces malheureux noirs.7. C. Levavasseur, Esclavage de la race noire aux colonies françaises, p.75-76 et D.app.269. Je sais, d’ailleurs, que les nègres embarqués sur vos bâtiments sont traités avec autant de douceur que d’humanité, et, dans cette circonstance, j’ai à me réjouir d’avoir fait une bonne affaire, en même temps qu’une bonne action. »[7]

8. D15032. Voir également les lettres à Mme Denis et Marie-Françoise Dupuits, 11 juin 1768, D15067, et au comte d’Argental, 20 juin 1768, D15085.Voltaire fut brièvement en correspondance avec Jean-Gabriel Montaudouin de La Touche, membre de la plus importante famille négociante de la ville de Nantes et dont la fortune s’est en partie construite sur la traite des Noirs[8]. En 1768, il avait baptisé l’un de ses navires du nom du philosophe qui, informé, l’en avait remercié. L’échange s’est arrêté là, et aucun élément de sa correspondance n’indique que Voltaire connaissait la famille Montaudouin, encore moins ses activités. L’épisode a sans doute été anecdotique dans la vie de Voltaire, mais l’échange entre les deux hommes a certainement contribué à renforcer l’idée que Voltaire avait investi à Nantes dans la traite et rendu plausible la fausse lettre mentionnée dans l’ouvrage de Levavasseur.

Si nous ne pouvons pas identifier avec certitude l’auteur de cette lettre apocryphe9. Citée par un autre partisan de l’esclavage, Alphonse Ride, Esclavage et liberté, Paris, H.-L. Delloye, 1843, t. I, p. 82-83., il est presque certain que c’est dans le milieu des opposants à l’abolition qu’elle a été fabriquée[9]. Son impact sera suffisant pour émouvoir le camp adverse, puisqu’on en trouve des citations partielles entre 1840 et 1848, année de la seconde abolition, dans les écrits des leaders du courant abolitionniste, comme Victor Schoelcher et Henri Wallon[10]. Ainsi, en ce milieu du XIXe siècle, il paraît déjà naturel d’affirmer que Voltaire a investi dans la traite nantaise10. Victor Schoelcher, Des colonies françaises : abolition immédiate de l’esclavage (1842), Paris, CTHS, 1998, p. 175, et Henri Wallon, De l’esclavage dans les colonies pour servir d’introduction à l’histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Paris, Dézobry, E. Magdeleine et Cie, 1847, p. 85, note 1., même si cette vérité reste confinée dans le cercle restreint des individus directement concernés par la question politique de l’esclavage, qu’ils soient favorables ou non à l’abolition.

La fonction des accusations n’est cependant pas la même, car la cible a changé. Ce n’est plus, comme au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières, mais le mouvement abolitionniste que Levavasseur entend mettre face à ses contradictions. Voltaire n’est plus évoqué comme figure majeure et représentant d’une philosophie des Lumières à combattre, mais comme simple métaphore de l’humanisme bon ton et hypocrite dont se parent, d’après lui, les discours abolitionnistes, comme simple instrument au service de la cause esclavagiste.

L’appropriation de Voltaire par l’histoire révolutionnaire et son héroïsation ont certainement contribué à asseoir sa popularité au XIXe siècle, popularité dont l’intense activité commémorative qui entoure la vie et l’œuvre de l’écrivain tout au long du siècle est un évident symptôme. En façonnant un mythe, elles ont aussi façonné toute une littérature contre-révolutionnaire pamphlétaire d’inspiration catholique qui a pris Voltaire pour cible privilégiée au moment de la Restauration.

Restait encore à populariser l’idée, à la rendre acceptable par le plus grand nombre, ce qui sera fait dans la seconde moitié du siècle, par l’intermédiaire de pseudo-biographes du philosophe qui se chargeront de diffuser cette « vérité » à grande échelle, au travers de leurs pamphlets, avec une intensité accrue dans les années qui ont entouré le centenaire de sa mort en 1878, fêté en grande pompe par la toute jeune IIIe République. Parmi ces écrivains plus soucieux de l’effet recherché que d’authenticité, les plus connus sont sans doute Jean-Félix Nourrisson, auteur de Voltaire et le voltairianisme, publié en 1896, et Louis Nicolardot avec son Ménage et finances de Voltaire, dans son édition de 1887. Si le premier cite dans son intégralité la fausse lettre attribuée à Voltaire, le second ne fait qu’une vague allusion au fait qu’il soit « intéressé dans la traite des nègres ». Il apporte cependant un témoignage essentiel sur la rapide diffusion de cette idée à la fin du XIXe siècle. En effet, dans une première édition de son ouvrage, datée de 1854, il est bien fait mention de « bénéfices sur des vaisseaux négriers », mais c’est de Raynal et non de Voltaire qu’il s’agit alors. Quelque trente ans plus tard, Raynal a disparu du texte, remplacé par Voltaire, entérinant dans les milieux littéraires, avec un décalage de quelques années, ce qui s’était produit dans le milieu abolitionniste.

Voltaire « négrier » ?

Tenter de comprendre la genèse d’une idée reçue et la manière dont elle s’est transformée, au fil du temps, en évidence ne doit pas empêcher de poser la question historique de l’implication de Voltaire dans la traite négrière. Le trafic était massif, étalé au grand jour (relayé même par les journaux), admis et connu de tous, de Voltaire en particulier, il est impossible d’en douter. Malgré l’absence quasi-totale d’allusion à ce commerce dans sa correspondance, alors même que les possessions coloniales françaises ne lui sont pas indifférentes et que la menace de leur perte est l’occasion d’abondants commentaires, il n’en reste pas moins que Voltaire a été impliqué, à plusieurs niveaux, dans la traite négrière.

Participation indirecte

11. Lettres à Jean-Robert Tronchin : 1er février 1757, D7138 et 17 février 1759, D8126 (« On dit que nous n’avons plus de nègres pour travailler à nos sucreries. J’ay bien fait de me pourvoir »).Tout d’abord en tant que consommateur de produits coloniaux : sucre, café, cacao. L’offre d’une production organisée de ces denrées n’existait que parce qu’il y avait, en Europe, une demande, un marché, des consommateurs pour la stimuler et lui donner tout son sens d’activité économique rentable. Voltaire était un grand consommateur de ces aliments de luxe, et très attentif aux événements qui pouvaient, sur les îles françaises, perturber leur production et par contrecoup sa propre consommation[11].

Ensuite, en amont, en investissant, à l’instar de ses relations genevoises[12]12. Parmi les noms des intéressés, on trouve celui de François-Louis Tronchin, le fils de Théodore, médecin de Voltaire, Jean-Louis Labat, Jacob Bouthillier de Beaumont et Paul-Claude Moultou, ce dernier se révélant être, quelques années plus tard, un redoutable armateur., dans le commerce de l’océan Indien, à la fois par sa participation directe à l’armement de l’Hercule et du Carnate, et par ses actions et rentes de la Compagnie des Indes. En effet, parmi les produits ramenés d’Inde, nombreux étaient ceux, tels que les toiles peintes ou indiennes, les mousselines ou les cauris, qui servaient ensuite de marchandises de troc pour l’achat d’esclaves sur les côtes d’Afrique. Le commerce avec l’océan Indien était devenu, au XVIIIe siècle, un maillon essentiel de la traite négrière. En écartant ces « participations » en amont et en aval du commerce de traite et en nous attachant uniquement aux investissements financiers, il nous reste deux investissements plus directs, au travers de la Compagnie des Indes et de l’armement du Saint-Georges à Cadix.

Participation financière

La traite négrière n’a été l’activité principale de la Compagnie des Indes que durant l’année 1725. Pourtant, avec environ 190 armements négriers au cours du XVIIIe siècle13. Brigitte Nicolas, « Lorient, port de traite de la Compagnie des Indes », Cahiers des anneaux de la mémoire 11, 2007, p. 82-100).[13], elle est de loin le premier armateur négrier français. Voltaire, qui reçut en héritage « trois actions de la Compagnie des Indes » et souscrit, ainsi qu’en témoignent des documents contractuels, en 1746 et 1749, à des emprunts lancés par la Compagnie des Indes, avait une bonne connaissance de cette Compagnie et de son fonctionnement, et lui vouait même un attachement d’ordre affectif, comme le montre sa correspondance. On peut donc admettre que c’est en toute connaissance de cause qu’il a tiré profit, de manière indirecte, par le biais de cette Compagnie, du commerce négrier.

À l’inverse14. Voir Robert Chamboredon, Fils de soie sur le théâtre des prodiges du commerce. La maison Gilly-Fornier à Cadix au XVIIIe siècle (1748-1786), thèse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1995 et « Des placements de Voltaire à Cadix », Cahiers Voltaire 7, 2008, p. 41-72., le commerce pratiqué par les frères Gilly était essentiellement un commerce de droiture, ne relevant pas du commerce triangulaire, c’est-à-dire négrier (« aller en droiture ou faire sa route en droiture, c'est faire sa route pour l'endroit destiné, sans aucun relâche ni sans s'arrêter en aucun endroit. » Encyclopédie). En effet, sur les quelques 200 expéditions des frères Gilly répertoriées entre 1748 et 1767, ne figurent que trois armements négriers, via la Guinée, puisque, sur les quelques 200 expéditions répertoriées entre 1748 et 1767, ne figurent que trois armements négriers, via la Guinée[14]. Voltaire participa pourtant à l’un d’entre eux, plaçant environ 10000 livres sur le Saint-Georges, parti en décembre 1751 pour Buenos Aires avec une escale dans le golfe de Guinée. L’investissement est ici direct, puisqu’il s’agit d’un prêt à la grosse aventure, mais il est peu probable que Voltaire fut informé de la nature de cette expédition avant le placement effectif de l’argent[15]15. Lettre à Jean-Robert Tronchin (son banquier), 20 août 1755, D6423.. En effet, Voltaire avait sans doute peu de prise sur la ventilation de ses investissements. Disposant d’un compte courant à Cadix, il était tenu informé de l’état de ses fonds par les gérants qui lui envoyaient des comptes d’opérations, souvent obscurs pour le non-spécialiste qu’il était[16]16. Voir lettres à Jean-Robert Tronchin, 15 octobre 1755, D6543, et 5 novembre 1757, D7448.. Cependant, s’il paraît informé sur les détails de l’expédition en cours (nom du navire, date de retour, provenance, type de cargaison, etc.), cette information ne lui parvient au mieux qu’après l’achèvement du montage financier de l’opération, comme semble l’indiquer sa correspondance[17]17. À propos du Saint-Pascal de Baylon, Voltaire fait ainsi part de son étonnement à la comtesse de Lutzelbourg : « J’étais, je ne sais comment, intéressé dans un navire considérable qui partait pour Buenos Aires » (12 avril 1756, D6822). Le navire partait quelques jours plus tard, le 25 avril 1756, de Cadix.. Peut-être que Voltaire décidait de privilégier telle ou telle forme de placement, part d’armement, grosse aventure ou marchandise. En tout cas, il est à peu près certain qu’il ignorait les détails des expéditions avant leur bouclage définitif.

Débat

La position consistant à minimiser la responsabilité de Voltaire semble difficilement tenable[18]18. Jean Ehrard, dans Lumières et esclavage : l’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versaille, 2008, et Emeka Abanime, avec « Voltaire antiesclavagiste », Studies on Voltaire 182, 1979, p. 237-251, s’y sont employés.. On pourrait ainsi lui en vouloir de ne pas avoir eu une éthique plus audacieuse dans son comportement comme acteur économique, de ne pas avoir manifesté plus vivement son indignation vis-à-vis de tous les bénéficiaires de la traite et de ne pas avoir dénoncé de manière plus catégorique ce système odieux, bref, de ne pas avoir tenu une position philosophique plus critique et plus morale. Il faut bien avouer que, ce faisant, on plaquerait sur l’homme des Lumières des valeurs, des préoccupations et des sentiments qui sont ceux de notre temps. La condamnation rétrospective, consistant à critiquer des œuvres ou des actes du passé en fonction des valeurs du présent, nous semble être une démarche stérile si elle n’est pas dépassée. Utile pour conforter les valeurs de nos sociétés contemporaines et affirmer la conviction que nous avons de leur bien-fondé, ou bien encore pour dissimuler un sentiment de culpabilité qu’on pourrait qualifier dans le cas présent de postcolonial, un « sanglot de l’homme blanc », elle n’ajoute rien à la compréhension d’une œuvre ou de la vie d’un écrivain du XVIIIe siècle. Pour Roland Mortier[19]19. « Les “philosophes” français du XVIIIe siècle devant le judaïsme et la judéité », Les Combats des Lumières, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2000, p. 287., l’historien doit se préserver du piège de l’anachronisme : « on est trop tenté aujourd’hui, dit-il, de relire certains textes des “philosophes” à la lumière des fours crématoires ». L’option de l’indignation systématique semble celle adoptée par Louis Sala-Molins dans des ouvrages où il dénonce le « silence » des Lumières face à la traite négrière et à l’esclavage, comme dans Le Code noir : ou le calvaire de Canaan et Les Misères des Lumières : sous la raison, l’outrage[20]20. Louis Sala-Molins, Le Code noir : ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1998 et Les Misères des Lumières : sous la raison, l’outrage, Paris, Robert Laffont, 1992..

Avec d’un côté le risque de figer le champion des Lumières dans la posture caricaturale du « Voltaire négrier », de l’autre d’en maintenir une représentation idéalisée de champion de l’anti-esclavagisme, selon l’option choisie, nous voyons que ces deux approches ne sont satisfaisantes ni l’une ni l’autre, car elles conduisent à condamner ou à disculper totalement, sans nuance, parfois contre les évidences, au nom d’un principe de non-contradiction. Il est très louable de chercher à montrer que Voltaire a fait preuve dans ces écrits de « sentiments antiesclavagistes ».

Sur les sentiments anti-esclavagistes de Voltaire, voir les « Textes à consulter » ci-dessous.

Doit-on pour autant ignorer ses investissements dans le commerce négrier ou les considérer comme quantité négligeable, au prétexte de maintenir une cohérence entre ses écrits et ses activités d’homme d’affaires ? Inversement, il est normal de condamner les investissements de Voltaire dans la traite, au nom des valeurs qui sont celles de nos sociétés contemporaines. Doit-on pour autant prendre le risque de réduire ses écrits antiesclavagistes à une pure dénonciation de façade cherchant à masquer le cynisme d’un calcul économique ? La question de la responsabilité morale de l’écrivain trouve ici sa réponse et ses limites, dans la mesure où la première condamnation fait nécessairement l’unanimité – qui oserait louer Voltaire pour ses investissements dans la traite négrière ? – quand la seconde se réduit à des conjectures.

N’avons-nous pas tendance à construire une représentation consensuelle de Voltaire à partir des seuls textes retenus par la postérité, ceux qui nous sont les plus proches, qui nous paraissent les plus contemporains ? Nous lisons le Traité sur la tolérance et nous nous louons de la modernité de Voltaire dans son approche critique de la religion. Nous ne lisons plus son Essai sur les mœurs et nous méconnaissons ou déprisons ses conceptions raciales, qui lui sont peut-être moins propres que profondément ancrées dans l’idéologie des Lumières, dont la pensée incline vers une séparation des races, articulée à une hiérarchie où l’Européen prévaut – au moins en termes de civilisation –, sur le non-blanc susceptible de développement, pensée qui porte en germe les dérives de la catégorisation raciale du XIXe siècle. Nous lisons et relisons Candide, et voyons en Voltaire un des premiers philosophes à avoir dénoncé la cruauté de l’esclavage dans les colonies, mais nous ne voulons pas voir qu’il a tiré profit de la traite des Noirs et nous avons oublié que le fameux passage du nègre du Surinam, lu et étudié dans toutes les écoles de France comme le témoignage essentiel d’un engagement intellectuel antiesclavagiste au XVIIIe siècle, est un texte de circonstance, absent de la version originale de Candide et ajouté par Voltaire après sa lecture attentive de De l’esprit d’Helvétius afin de réparer cet « oubli[21]21. Voir R. Pomeau, Voltaire en son temps, t. II, p. 884-887. ». Ce texte, dont la forte charge émotionnelle témoigne plus des talents d’écrivain de son auteur que de préoccupations militantes réelles, ne semble jamais avoir été un modèle ou une référence pour les abolitionnistes de la première heure, ni pour les partisans de la deuxième abolition, en 1848. Un curieux processus de façonnage de la mémoire collective l’a fait entrer pourtant au tout premier rang dans le patrimoine de la littérature antiesclavagiste.

Georges Bensoussan souligne fort justement que l’analyse du passé doit s’affranchir des mythes pour proposer « un regard désenchanté et forcément iconoclaste[22]22. Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 57. ». Il ne s’agit ni de tomber dans la pure dénonciation, souvent motivée par une culpabilité anachronique, ni de chercher à idéaliser Voltaire en occultant des éléments de son œuvre ou de sa vie. Il s’agit simplement de dépasser les jugements hâtifs, afin d’avoir une vision plus juste, plus exacte et peut-être plus complexe, de l’œuvre et de la vie d’un immense écrivain.

Textes à consulter

 

 

 

 

 

 

 

Pour poursuivre vos recherches :

Emeka Patrick Abanime, avec « Voltaire antiesclavagiste », SVEC 182, 1979, p. 237-251.

Carminella Biondi, Mon frère, tu es mon esclave ! teorie schiaviste e dibattiti antropologico-razziali nel Settecento francese, Pisa, Ed. Libreria Goliardica, 1973.

Carminella Biondi, Ces esclaves sont des hommes : lotta abolizionista e letteratura negrofila nella Francia del Settecento, Pisa, Ed. Libreria Goliardica 1979.

Robert Chamboredon, Fils de soie sur le théâtre des prodiges du commerce. La maison Gilly-Fornier à Cadix au XVIIIe (1748-1786), thèse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1995 et « Des placements de Voltaire à Cadix », CV 7, 2008, p. 41-72.

Roger Charbonnaud, Les Idées économiques de Voltaire, thèse de 1907 pour doctorat en droit ; rémpr. New York 1970.

Marc-Arthur Christophe, Voltaire et l’esclavage des noirs au siècle des Lumières, Washington, 1985.

Jean Ehrard, Lumières et esclavage : l’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versaille, 2008.

Claudine Hunting, « The philosophes and the question of black slavery : 1748-1765 », Journal of the history of ideas 39, 1978, p. 405-418.

Louis Sala-Molins, Le Code noir : ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1998 et Les Misères des Lumières : sous la raison, l’outrage, Paris, Robert Laffont, 1992.

Herbert Lüthy, De la banque aux finances (1730-1794), Paris, SEVPEN, 1961 (t. II : La Banque protestante en France : de la restauration de l’Édit de Nantes à la Révolution).

André Magnan, « Négrier », Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, Quarto, 1995.

Littérature et esclavage : XVIIIe-XIXe siècles, sous la direction de Sarga Moussa, Paris, Desjonquères, 2010.